Fermeture des établissements : après l’urgence, les personnels de direction s’organisent pour tenir dans la durée
Trois semaines après la fermeture de tous les établissements scolaires, AEF info a demandé à des directeurs d’école, principaux de collège et proviseurs de lycée de raconter leur quotidien. Comment vivent-ils cette période intense ? Que change la crise du coronavirus dans l’exercice de leur métier ? Comment évolue leur relation avec les enseignants, les parents, les élèves ? Maintenant que l’espoir d’une rentrée scolaire début mai paraît s’éloigner, comment ne pas s’épuiser ? « La première semaine a été compliquée, stressante, il y avait une sorte d’aspect traumatique d’une situation nouvelle. La question aujourd’hui, c’est la durée », souligne Jean-Marie Queinnec, chef d’établissement à Marseille. Enfin, que restera-t-il de cette crise ? « On ne pourra pas, au retour, tout oublier », prédit Emmanuel Masson, principal d’un collège près de Dijon.
Une salle de classe vide dans une école marseillaise, au temps du confinement en avril 2020. Droits réservés – DR
Un silence trompeur. Chaque jour, pousser la grille, traverser une cour déserte, parcourir des couloirs silencieux… Et se dire bonjour de loin, en gardant ses distances. Depuis trois semaines, dans les établissements qui n’accueillent pas les enfants de soignants, l’ambiance est étrangement calme. « Au total, nous ne sommes même pas une dizaine à venir au lycée chaque jour », calcule Olivier Pallez, proviseur (SNPDEN-Unsa) du LEGT Henri Loritz de Nancy (Meurthe-et-Moselle).
En effet, les collectivités territoriales ont souvent demandé à leurs agents de rester chez eux, laissant les personnels de direction presque seuls à bord. Mais derrière ce calme apparent, se cache une intense activité. « Les premières semaines, nous étions submergés par les appels et les mails », relate Olivier Catoire, proviseur du lycée Félix Faure à Beauvais (Oise) et secrétaire académique du SNPDEN-Unsa d’Amiens.
La chasse aux élèves. La fermeture des établissements, effective le 16 mars, a pris tout le monde par surprise. La priorité a été, dans le premier comme dans le second degré, d’assurer le lien avec les élèves. « Avec les enseignants, les CPE et les assistants d’éducation, nous sommes allées récupérer un par un ceux dont nous n’avions pas de nouvelles. Le mardi soir, on les avait tous, sans exception », se félicite Florence Delannoy, proviseure du lycée polyvalent Charlotte Perriand de Genech (Nord) et secrétaire générale adjointe du SNPDEN-Unsa.
Le défi est plus difficile à relever dans les établissements situés en éducation prioritaire, où la fracture numérique est plus importante. Certes, à Marseille (Bouches-du-Rhône), les élèves du collège REP+ Henri Wallon ont tous une tablette fournie par le conseil départemental. Mais « tous n’ont pas le wifi pour se connecter », rapporte le principal, Jean-Marie Queinnec. Dès lors « pour beaucoup, l’accès à une connexion se fait via un forfait 3G » et « plusieurs enfants peuvent être connectés sur un seul téléphone portable », ce qui limite fortement l’accès aux ressources pédagogiques.
La quête des bons outils. Le retard à l’allumage de la plupart des ENT a compliqué la tâche des chefs d’établissement. Certains ont préféré se rabattre sur le logiciel privé Pronote, plus robuste, quitte à se passer de nombreuses fonctionnalités. Beaucoup ont découvert la classe virtuelle du Cned, qu’ils utilisent pour communiquer avec les enseignants mais aussi les parents d’élèves. Malgré les consignes officielles, ils sont aussi nombreux à utiliser Discord, Zoom, WhatsApp ou Hangouts. « Les élèves sont comme nous. Le mail, c’est bien, la voix, c’est mieux, le contact visuel reste essentiel », pointe Jean-Marie Queinnec, à Marseille.
La répartition du travail scolaire. Au départ, les enseignants prêts à faire cours en visioconférence ont voulu garder le repère de l’emploi du temps et fixer des rendez-vous réguliers à leurs élèves. « Les parents ont très vite crié grâce », sourit Florence Delannoy, à Genech. On ne peut pas infliger six heures de cours en visioconférence aux élèves ». Le chef d’établissement assure alors un rôle essentiel de régulation. « Lors d’un conseil pédagogique à distance, nous avons décidé de faire travailler les élèves chaque jour, sur deux ou trois matières, pas plus », explique Emmanuel Masson, principal du collège Jean-Rostand à Quetigny (Côte-d’Or). Très flexible, l’emploi du temps se réorganise chaque semaine sur un tableau collaboratif en ligne. Le rôle des chefs d’établissement a aussi été de contacter – discrètement – les enseignants qui ne donnaient pas de nouvelles à leurs élèves, pour les inciter à proposer un minimum de ressources pédagogiques. Une mission difficile, pas toujours couronnée de succès…
L’accompagnement des familles. Dans l’urgence, les enseignants ont choisi les outils et canaux de communication qu’ils connaissaient le mieux. Ce qui a multiplié les messages. « Aujourd’hui, c’est un peu la jungle ! Les parents d’élèves reçoivent beaucoup de mails et d’infos sur l’ENT, qu’ils ont des difficultés à gérer », reconnaît Olivier Pallez, proviseur à Nancy. Dans le premier degré, le risque d’éparpillement est moins grand, l’élève n’ayant souvent qu’un maître référent. De plus, des équipes ont fait le choix d’une organisation commune.
Ainsi, à l’école primaire Georges Guynemer (REP) de Nevers (Nièvre), les élèves reçoivent le travail à faire le lundi et le jeudi. « En milieu de semaine, chaque enseignant appelle les familles, pour vérifier qu’il n’y a pas de difficultés particulières », explique Chantal Diény, la directrice. Une de ses collègues assure une heure quotidienne de cours via WhatsApp avec un élève issu d’une famille qui ne parle pas bien le français.
« Ce qui m’inquiète, c’est que la fracture entre les élèves est en train de se creuser »
Une directrice d’école à Marseille
La peur du décrochage. « Ce qui est important, c’est de maintenir les élèves dans un bain d’apprentissage, et non de tenir le programme », rappelle Emmanuel Masson, principal de collège. Malgré ces objectifs limités, la continuité pédagogique risque pourtant de creuser les inégalités.
Les familles n’ont pas toutes la possibilité d’accompagner leur enfant. « Ce qui m’inquiète, c’est que la fracture entre les élèves est en train de se creuser », confie une directrice d’école à Marseille, qui préfère témoigner de manière anonyme. « Nous allons organiser un conseil des maîtres en audioconférence pour identifier les élèves qui nous échappent. Mais de toute façon, ce qu’on fait là, ce n’est pas l’école. Nous n’avons pas d’interaction avec nos élèves, nous ne voyons pas qui est en difficulté, sur quoi. Nous ne pouvons rien reprendre avec eux. »
Un rôle d’animation pédagogique. À Genech, Florence Delannoy écrit tous les soirs aux enseignants de son lycée. À Beauvais, Olivier Catoire garde ouverte en permanence une « classe virtuelle » sur son bureau pour échanger avec les enseignants. Une manière d’assurer « le service après-vente », notamment pour les problèmes techniques. À Quetigny, le principal a eu l’idée de rassembler les profs autour d’un café matinal – et virtuel – jeudi 2 avril. Sans fixer d’ordre du jour. « C’était l’occasion d’aborder les questions qu’on n’ose pas poser par écrit – comme on le ferait en salle des profs », explique-t-il.
Emmanuel Masson est très attentif à la pression qui s’exerce sur les enseignants. « Ils travaillent comme des fous. Certains, dès la première semaine, étaient en surchauffe. Je leur ai envoyé un message pour leur dire de couper et de profiter de leur week-end », confie-t-il. Et il décroche régulièrement son téléphone pour appeler ceux qui sont touchés par le Covid-19.
Un lien plus direct avec les parents. De nombreux chefs d’établissement ont établi un lien direct avec les parents d’élèves, alors qu’ils passent habituellement plutôt par les fédérations. « Les quinze premiers jours, j’ai envoyé une communication sur Pronote chaque soir aux parents, doublée d’un message sur Facebook, avec à chaque fois une photo du lycée. On reçoit beaucoup de remerciements, cela fait plaisir », relate Florence Delannoy, au lycée de Genech.
« Nous avons beaucoup de messages touchants des familles, reconnaissantes de l’engagement des enseignants », confirme Chantal Diény, directrice d’école à Nevers. « Je pense qu’il y aura un avant et un après parce que cette période, qui paradoxalement permet de resserrer les liens avec les familles. Par exemple, pour le passage en sixième, j’avais l’habitude de faire une communication écrite pour expliquer la procédure. Je pense que je vais plutôt réaliser une vidéo pour expliquer les choses. »
Organiser les conseils de classe. Les collèges et lycées devaient tenir les conseils de classe du deuxième trimestre mi-mars. Après une période de flottement, ceux-ci ont été maintenus, en audio ou visioconférence. « D’ici au 10 avril, tous les conseils de classe auront été tenus, grâce à la classe virtuelle du Cned. Cet outil permet d’associer les parents d’élèves et les délégués – comme d’habitude », indique Emmanuel Masson. Les bulletins ont été mis en ligne sur l’ENT.
Des collectivités pas toujours compréhensives. « Au début du confinement, le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a été très réactif. Ils se sont enquis quotidiennement de la présence d’agents territoriaux dans le collège et de nos besoins », se félicite Jean-Marie Queinnec, à Marseille. Un constat qui n’est pas partagé sur tous les territoires. « Nous pouvons regretter que la région ait d’emblée décidé le confinement pour tous ses agents, de façon unilatérale. Car, il y a tout de même quelques missions à assurer, dont l’accueil. Le téléphone sonne souvent ! Nous aurions pu mettre en place un dispositif particulier, pour se répartir les urgences », regrette Olivier Pallez, à Nancy.
L’accueil des enfants de soignants. « La priorité dans nos échanges avec le rectorat, c’est l’accueil des enfants de soignants, notamment pendant les week-ends et les vacances », explique Florence Delannoy. Cet accueil a été l’une des missions principales des directeurs, principaux et proviseurs dès l’annonce de la fermeture des établissements. Il a fallu trouver des volontaires, malgré le manque criant de mesures de sécurité. « Les conditions de travail dépendent beaucoup de ce que font les municipalités », pointe une directrice d’école à Marseille. « La mairie ne nous a toujours pas fournis de masque et de gel hydroalcoolique. Les enseignants volontaires travaillent toujours avec du savon et du sopalin. »
« Des sujets qui pouvaient paraître cruciaux, comme les E3C, sont passés au second plan »
Florence Delannoy, proviseure
Le lien avec la hiérarchie. Confronté à des décisions prises dans l’urgence par le ministère, chaque chef d’établissement exerce ses missions en toute autonomie, en prenant en compte les contraintes du terrain. « Cette crise souligne que tout en étant des cadres, les personnels de direction de l’éducation nationale sont d’abord des personnels des établissements, pas de la DSDEN, estime Jean-Marie Queinnec.
Les responsables syndicaux des personnels de direction font remonter chaque semaine les questions les plus urgentes, lors de « commissions Blanchet » organisées en visioconférence. « Lors de ces réunions avec le rectorat, on s’est recentré sur l’essentiel, en adoptant un registre un peu moins formel », constate Florence Delannoy. « Des sujets qui pouvaient paraître cruciaux, comme les E3C, sont passés au second plan ». Si le lien avec les autorités locales paraît souvent bon, la communication très descendante du ministère fait grincer des dents. « Il est quand même dommage de devoir rester connecté sur BFM TV pour avoir le même niveau d’information que le grand public », regrette Olivier Catoire.
Dans le premier degré, les marges de manœuvre des directeurs d’école, qui n’ont pas le statut de personnel de direction, sont moins importantes. « Les inscriptions en sixième, c’est le gros morceau en ce moment sur le plan administratif », relate une directrice d’école marseillaise. « Des parents m’appellent, stressés, parce qu’ils n’ont ni scanner ni imprimante pour nous renvoyer leur dossier. Il faut les rassurer et bricoler des solutions, en leur disant d’envoyer un SMS pour confirmer, en attendant de régulariser. Dans cette période, on continue de bien percevoir la pression administrative de la Dasen. Mais comment peut-elle imaginer qu’on va pouvoir récupérer les dossiers auprès des parents ? »
Le défi de la durée. L’absence de certitude sur la date d’un retour en classe commence à peser sur le moral. « La première semaine a été compliquée, stressante, il y avait une sorte d’aspect traumatique d’une situation nouvelle. La question aujourd’hui, c’est la durée », reconnaît Jean-Marie Queinnec, à Marseille. « C’est un peu dur », admet Olivier Pallez, à Nancy. « Nous sommes tous légèrement sur les nerfs et même les parents d’élèves peuvent parfois répondre de façon agressive ». La visioconférence permet selon lui d’adoucir la communication : « Cela maintient le lien et permet de supprimer de la charge émotionnelle. » De son côté, Olivier Catoire – l’un des premiers à avoir subi la fermeture de son établissement puisqu’il exerce dans l’Oise – espère pouvoir souffler : « Nous commençons à y voir plus clair et à pouvoir travailler sur les dossiers de fond. »
Ce qui va changer après. « Quand ce sera fini, les choses vont forcément bouger, sur le plan de la pédagogie », imagine Emmanuel Masson. « Avant, nous étions opposés à l’usage du téléphone et de la tablette. Aujourd’hui, nos élèves sont en train de faire de grands progrès sur l’usage de l’ENT. On ne pourra pas, au retour, tout oublier. D’autant que l’on s’aperçoit que l’outil permet de pratiquer l’individualisation pédagogique. »
Jean-Marie Queinnec espère quant à lui pouvoir maintenir « l’esprit de communauté » qui s’est développé depuis le début de la crise au sein de son collège. D’autres mettent en avant l’importance du service public, « élément de cohésion nationale ». « Nous avons remis les valeurs de solidarité au centre de nos préoccupations, il ne faudra pas l’oublier », souhaite Olivier Pallez.